Qu’est ce que la littérature selon Sartre: Essai de définition
La littérature au XVe siècle était perçue comme un ensemble des connaissances, une sorte de culture générale ou un ensemble des ouvrages publiés sur une question. À cette époque, tous écrits pouvant se retrouver à faire parti d’un ensemble était considéré comme de la littérature. La définition évolua vers le XVIIIe siècle puisqu’à ce moment la littérature devenait les œuvres écrites, dans la mesure où elles portent la marque de préoccupation esthétiques et on y rattache les connaissances et les activités qui s’y rapportent. Pourtant, plusieurs écrivains classent la littérature en deux catégories ; une bonne et une mauvaise. Andreï Makine, un écrivain russe, définit la bonne littérature ainsi : «La vraie littérature était cette magie dont un mot, une strophe, un verset nous transportaient dans un éternel instant de beauté.» Nous retrouvons encore une fois le concept de l’esthétique dans sa définition de cet art. Par contre, la définition de la littérature est aussi soumise à un autre concept, soit celui de l’écrivain, car en effet, la littérature est le travail, l’art de l’écrivain. Paul Valéry dit tout simplement que «la littérature n’est qu’un développement de certaines des propriétés du langage» élaborées par un écrivain. Mais qu’est-ce qu’un écrivain ? Encore mieux, qui est écrivain ? Encore une fois, Valéry endosse la définition car il dit qu’«un auteur, même du plus haut talent, connût-il le plus grand succès, n’est pas nécessairement un écrivain». Alors un auteur n’est pas nécessairement un écrivain, mais tout écrivain est un auteur puisqu’il écrit de la littérature. Un auteur écrit de la mauvaise littérature et un écrivain de la bonne littérature. Dans ce cas, pour qui écrit-on ? Celles-ci sont principalement les questions qui tourmentent Jean-Paul Sartre et auxquelles ils tentent de répondre dans son essai Qu’est-ce que la littérature ? publié pour la première fois en plusieurs parties dans la revue Les Temps modernes fondée et dirigée par lui-même. Écrivain engagé, il se défend de ses critiques en donnant la conception de la littérature engagée.
Qu’est ce qu’écrire ?
Sartre différencie la littérature des autres arts par sa matière : Les mots. Dans les arts en général, la transformation des matières passe par l’imaginaire et non par le langage, prenons par exemple, la peinture. Tout est question de perception contrairement au peintre qui «ne veut tracer des signes sur sa toile, il veut créer une chose». (p.15) Tandis que l’écrivain désire guider, il trace le chemin par le langage, avec les mots et fait le travail avec vous en collaboration avec votre lecture. Si l’écrivain vous décrit un taudis, explique Sartre, il veut vous faire voir «le symbole des injustices sociales tandis que le peintre reste muet, car, il vous présente un «taudis», c’est tout et libre à vous d’y voir ce que vous voulez.» (p.16) «L’écrivain est un parleur» (p.25), il est donc dans l’action même et non dans la contemplation, en arrêt. Écrire c’est dire, c’est le mouvement, l’action, enfin, l’engagement, car «toute chose qu’on nomme n’est déjà plus tout à fait la même, elle a perdu son innocence». Le peintre de son côté, représente, il affiche simplement cette innocence et ne change pas l’essence de la chose, mais «si vous nommez la conduite d’un individu, par exemple, vous la lui révélez : il se voit et il se met à exister». (p.27) La matière de l’écrivain, le langage « est pour lui le Miroir du monde». (p.20) C’est en dévoilant que l’écrivain s’engage et le langage est son instrument qui opère la recherche de la vérité. L’écrivain ne cherche pas nécessairement à discerner le vrai ou à l’exposer, car ceci est le travail du lecteur dans sa liberté, mais nous y reviendrons dans la partie suivante de l’exposé. Celui qui écrit livre une subjectivité qui a l’apparence de l’objectivité, qui est selon Sartre «un discours si curieusement agencé qu’équivaut à un silence, une pensée qui se conteste elle-même», par sa lecture, «une Raison qui n’est que le masque de la folie, un Éternel qui laisse entendre qu’il n’est qu’un moment de l’Histoire, un moment historique qui, pour les dessous qu’il révèle, renvoie tout à coup à l’homme éternel, un perpétuel enseignement, mais qui se fait contre les volontés expresses de ceux qui enseignent». (p. 38) Telle est donc la «vraie» littérature, celle qui est «pure». Et l’art littéraire est de rendre tout ce processus inoffensif, du moins dans les apparences. On demande à l’écrivain de livrer des messages, c’est-à-dire «de limiter volontairement leurs écrits à l’expression involontaire de leurs âmes». (p. 37) Sartre définit ainsi l’écrivain dans sa négation, car la littérature est négativité dans son propre processus de création qui n’est pas création, mais plutôt un dévoilement : «On n’est pas écrivain pour avoir choisi de dire certaines choses mais pour avoir choisi de les dire d’une certaine façon.» (p. 30) Bien entendu, l’écriture est directement liée à la lecture qui crée un contact entre l’auteur et le lecteur. Cette relation privilégiée est possessivité par le geste de la lecture, ouvrir un livre, c’est aussi s’ouvrir au monde, « on prête son corps aux morts pour qu’ils puissent revivre» (p. 33) dit Sartre. Mais cette générosité n’est pas gratuite, elle fait violence à ces écrivains dans la reconstruction du message de l’auteur qui se fait inconsciemment par la lecture. Sartre image ce concept de manière amusante : « Nous jouirons pleinement de la supériorité reconnue que les chiens vivants ont sur les lions morts.» (p. 36) Sûrement parlait-il de lui-même et de son œuvre qui subira éternellement la critique ou plutôt qui subira la lecture. Dans son expérience personnelle de la littérature, Sartre voit les œuvres hantées par les âmes. La mort, le trépas est un moment de la littérature, une expérience de la littérature qu’il l’obsède comme un achèvement total. Le vœu le plus cher de Sartre lorsqu’il est enfant est d’«être un soldat et venger les morts» (p. 90), c’est exactement ce qu’il fera, car c’est exactement ce que fait la littérature. Elle fait vivre et revivre, mais pour revivre, il faut d’abord mourir.
Dans cette même ligne de penser, Sartre traite futilement de l’enseignement. Il le fait brièvement puisque l’enseignement par extension est aussi la lecture. Une perception, une traduction du message de l’écrivain par une personne qui assume ce message, préférablement le crée par sa lecture et le transmet, car « l’enseignement qu’on peut en tirer est radicalement différent de celui que son auteur voulait donner, on nomme ce livre un message». (p. 36) Encore une fois, Sartre renvoie à la négativité de la littérature qui est le fondement de sa définition. Enfin, la littérature est, de ce que les autres arts ne sont pas, dans sa négativité même, car le silence devient un moment du langage, puisque la littérature est dans l’action. «Se taire ce n’est pas être muet, c’est refuser de parler, donc parler encore» (p. 30) et c’est toujours rester dans l’action, dans l’engagement et c’est livrer un message tout de même. Le silence se dévoile, surtout le silence de l’être.
Tout compte fait, si l’écrivain est constamment interprété en dehors du message qu’il voulait livrer, incompris et accusé de dévoiler, de confronter l’homme à l’homme, pourquoi écrit-il ?
Pourquoi écrire ?
Sartre dit d’emblé dans son essai Qu’est-ce que la littérature ? qu’«un des principaux motifs de la création artistique est certainement le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde». (p.46) L’écrivain est égoïste et ne considèrerait pas la réception. Par contre, la raison d’être de l’écriture au premier niveau est la lecture. En effet, la lecture semble être la synthèse entre la perception et la création. (p. 50) La création trouve tout son sens dans la lecture. En fait, la création prend forme à la lecture. Le vrai processus de création est donc la lecture puisqu’elle «ne peut trouver son achèvement que dans la lecture». (p.53) Le lecteur a une place essentiel, il fait exister l’écrit. Par sa subjectivité, il crée conjointement avec l’auteur, «le lecteur invente tout dans un perpétuel dépassement de la chose écrite». (p.52) En somme, l’écrivain fait constamment appel au lecteur dans son processus de création sans en avoir pleinement conscience. Le lecteur fait passer la subjectivité de l’écrivain à l’existence objective du livre, pas en tant qu’objet, mais en tant qu’écriture c’est-à-dire du message, par le dévoilement de celui-ci au moyen du langage. (p.53) De cette façon, l’écrivain fait appel à la liberté du lecteur et à sa générosité pour collaborer à la production de son ouvrage. La lecture devient alors un exercice de générosité, elle accueille. Mais cette accueille est aussi égoïste, car la lecture est un rêve libre. Sartre l’explique : «chaque mot est un chemin de transcendance, il informe nos affections, les nomme, les attribue à un personnage imaginaire qui se charge de les vivre pour nous et qui n’a d’autre substance que ces passions empruntées.» (p. 52) Le lecteur est donc en sécurité.
Ainsi, la lecture est un pacte de générosité entre celui qui écrit et celui qui lit. Une relation de confiance s’installe sans quel ait été choisie, chacun compte sur l’autre et exige de l’autre. Donner sa confiance c’est être généreux, car «nul ne peut obliger le lecteur à croire que son lecteur usera de sa liberté» (p. 62) pour faire exister son œuvre et nul ne peut obliger le lecteur à croire que l’auteur usera de la sienne pour permettre au lecteur de créer à son tour, de lire. Être généreux, c’est-à-dire donner confiance est une décision libre qu’ils prennent l’un et l’autre. C’est le rapport dialectique de la littérature sur lequel Sartre revient constamment, car la littérature ne peut exister sans ce rapport. Tout compte fait, la littérature serait ce rapport, cette relation entre l’écrivain et le lecteur qui fait de cet art, un art complexe autant du point de vu de l’analyse que de la compréhension. La littérature ne se situe pas dans le livre ou dans la lecture mais dans la relation entre l’écriture et la lecture, dans la transformation, le transfert, dans l’action et l’engagement. Encore une fois, Sartre crée une image forte dans son explication : « l’objet littéraire est une étrange toupie, qui n’existe qu’en mouvement. Pour la faire surgir, il faut un acte concret qui s’appelle la lecture, et elle ne dure qu’autant que cette lecture peut durer.» (p. 48)
Le but final, autant pour l’auteur que le lecteur, est de voir le monde tel qu’il est avec la liberté humaine. (p.64) «Écrire, c’est donc à la fois dévoiler le monde et le proposer comme une tâche à la générosité du lecteur» (p.67), écrit Sartre. Somme faite, l’objet esthétique de la littérature, puisque nous avons établi en débutant que la littérature porte la marque de préoccupations esthétiques, est le monde visé à travers l’imaginaire. Cette joie esthétique va de pair avec la conscience de la valeur du monde. Cette tâche laissée au lecteur requiert la liberté humaine. Celui qui écrit, écrit pour être libre, se sentir libre.
Dans ce cas, pour qui écrit-on ?
Sartre démontre dans son essai sur la littérature qu’à différentes époques, l’écrivain écrit pour différents lectorats et ce lectorat change continuellement dépendamment de la raison d’écriture. Non seulement, ce lectorat est en perpétuel changement, mais il évolue avec l’écrivain. L’histoire de la littérature démontre qu’elle passe de l’écrivain professionnel faisant parti de l’élite à l’écrivain amateur au tournant du XVIIIe siècle lorsque la littérature se redéfinit elle-même grâce aux multiples mouvements sociaux. Les opprimés s’éveillent et ils cherchent à s’instruire. Le lectorat s’agrandit, mais «il n’est pas du tout utile, il est même parfois nuisible que la société prenne conscience d’elle-même» (p. 88), car il fut établit plus tôt que la littérature est le Miroir du monde, elle dévoile, révèle et confronte. «Nommer c’est montrer et que montrer c’est changer.» (p. 90) Sartre établit que l’écrivain choisit d’abord son lecteur afin de décider de son sujet. (p. 79) Le milieu produit l’écrivain et le public pose des questions à sa liberté toujours dans cette relation infinie. La littérature est délivrance autant pour celui qui écrit que celui qui lit, c’est un pouvoir de la nature humaine par son mouvement. Le narrateur réduit le divers à l’identique, il y a association et il finit ainsi par opérer sur l’événement humain comme le savant au tournant du XIXe siècle opérait sur le fait scientifique selon Meyerson. Dans son roman autobiographique Les Mots, Sartre d’une manière indirecte souligne la nature de la littérature avec son fondement humain en disant ceci : « Je suis homme et rien d’humain ne m’est étranger.» (p.49) L’homme écrit pour l’homme en parlant de l’homme et crée son mythe, son histoire. La littérature est véritablement anthropologique. Dans Les Mots, il répond simplement à la question pour qui écrit-on ? : « on écrit pour ses voisins ou pour Dieu», mais surtout pour nous. (p. 148)
Sartre se fait prédicateur dans Qu’est-ce que la littérature ? car il affirme qu’«à la fin de cette évolution, la littérature aura tranché tous ses liens avec la société, et qu’elle n’aura même plus de public. La littérature se détruit elle-même dans son effort vain de représenter le monde et de confronter l’homme face à lui-même dan sa liberté. La générosité du lecteur s’épuise. Selon Paulhan, la bonne littérature ne se lit pas et c’est ça son évolution. La littérature est ce paradoxe entre auteur et lecteur qui est en même temps essentiel à sa propre survie. La littérature c’est la société contre elle-même.
Qu’est-ce que la littérature ? est un essai qui répond à la question selon l’expérience de la littérature que Jean-Paul Sartre a eu de manière concrète et théorique tout au long de sa vie. C’est en janvier 1964 avec la publication de son roman autobiographique Les Mots que Sartre répond franchement à la question. Divisé en deux parties, Lire et Écrire, ce texte a une valeur testamentaire et il est intéressant de souligner que c’est cette année-là qu’il a refusé le prix Nobel de la littérature, geste qui démontre son engagement total en tant qu’écrivain. Il refuse systématiquement de catégoriser, d’englober, de théoriser ce que devrait être la littérature. Il l’a dit : « Nous sommes condamnées à être libres». Cette liberté se sent par la littérature entre autre, par la lecture et l’écriture. Si la littérature perdait sa liberté d’être, elle ne serait plus de la littérature. Le but de l’écrivain est de «se peindre, mais pour se séparer de soi», c’est-à-dire se dévoiler pour se libérer. L’écrivain dans son art devient si libre qu’il ne s’appartient plus, car il devient le produit d’une exigence collective (p. 141), il devient une victime expiatoire pour le reste de la société. Dans Les Mots, il avoue avoir confondu la littérature avec la prière et d’en avoir fait un sacrifice humain. (p. 147) L’écrivain se donne, il fait preuve de générosité, la littérature est don et il découvrit que le Donateur, dans les Belles-Lettres, peut se transformer en son propre Don, c’est-à-dire en objet pur : «Le hasard m’avait fait homme, la générosité me ferait livre» (p. 158) Sartre confond délibérément l’art d’écrire et la générosité, ne faisant qu’un tout. Nous avons élaboré plus tôt sur le rapport dialectique de la littérature entre l’écrivain et le lecteur, mais ce double se retrouve au sein de l’écrivain, car il est aussi un lecteur. Étant un homme écrivant sur les hommes, la problématique s’enfonce davantage puisque l’écrivain ne prend pas conscience du paradoxe sur le coup : «Écrire, c’est augmenter d’une perle le sautoir des Muses, laisser à la postérité le souvenir d’une vie exemplaire, défendre le peuple contre lui-même et contre ses ennemis, attirer sur les hommes par une Messe solennelle la bénédiction du Ciel. L’idée ne me vint pas qu’on pût écrire pour être lu.» (p. 147) Cette inconscience, cette forme de pureté rend le travail de l’écrivain efficace et le rapproche de sont but, le dévoilement. Sartre croit dans son enfance que sa ligne est tracée, il est Élu. Il doit se sacrifier, s’engager et rendre une représentation fidèle du monde car sa mère l’informe pendant qu’il n’est encore qu’un lecteur que ce n’est qu’intéressant que si l’on est sincère. Lorsqu’il deviendra auteur, il réitère ce fait tout en prenant conscience de la nature humaine, mais surtout de sa nature : « L’écriture, mon travail au noir, ne renvoyait à rien et du coup, se prenait elle-même pour fin : j’écrivais pour écrire. Je ne le regrette pas : eussé-je été lu, je tentais de plaire, je redevenais merveilleux. Clandestin, je fus vrai.» (p. 149) C’est dans l’introspection, dans le particulier que la littérature répand le général, la vérité. L’écrivain a le devoir de faire un bilan de découvrir le monde à travers le langage et non pas de prendre le langage pour le monde.
Je terminerai sur le questionnement de Sartre sur l’avenir de sa propre littérature. Comme la littérature doit être lue pour offrir une représentation juste du monde. La question de l’interprétation devient centrale. Le lecteur devient auteur à son tour. C’est dans cette relation perpétuelle que la littérature se crée, se consume et s’autodétruit. L’homme est la littérature et la littérature est l’homme. Paradoxale, la littérature est dialectique, car l’Idée se réalise dans la nature et dans l’esprit de l’homme et elle se fonde sur la contradiction et les rapports conflictuels.
Sartre conclu son autobiographie sur cette note tout comme je terminerai cet exposé: «Comment les interpréterait-on, en 2013, quand on aurait les deux clés qui devaient m’ouvrir, l’œuvre et le trépas ?» Il repose donc la question : Qu’est –ce que la littérature ? Car poser la question n’est pas y répondre, mais plutôt elle sert à réaliser «qu’on lit vite, mal et qu’on juge avant d’avoir compris» !